Non, la méthode Montessori, ce n’est pas «apprendre en jouant»
par Catherine L’Ecuyer · 10 novembre 2019 -Montessori au Québec
Quiconque se considère spécialiste de la pédagogie montessorienne aurait intérêt à revisiter les textes originaux de son auteure.
L’idée selon laquelle la méthode Montessori consiste à « apprendre par le jeu » est trop souvent répandue dans le monde de l’éducation.
En 1911, soit un an avant la parution du premier livre sur sa méthode, Montessori remarque que parmi les élèves de sa Maison des enfants, ceux qui avaient appris à reconnaître les lettres avaient complètement délaissé les jouets. Elle constate alors que les jouets sont un refuge en l’absence d’un plus grand défi. C’est à ce moment qu’elle les sort de ses classes, une fois pour toutes. À ce sujet, Montessori affirme que les enfants apprennent quelque chose des jouets lorsqu’ils les brisent, non pas par colère, mais par curiosité, afin de voir « ce qu’il y a à l’intérieur ».
La pédagogie montessorienne est complexe, et tout effort pour schématiser sa proposition est voué à l’échec. Son auteure a écrit 21 livres en plusieurs langues, livres qui ne furent pas tous publiés dans leur langue d’origine et dont les traductions ultérieures ont souvent été faites à partir d’autres traductions. Montessori emploie un style empreint de métaphores et d’allusions à des théories parfois dépassées (l’eugénisme et le lombrosianisme, à titre d’exemple), et sa proposition est transmise dans une langue parfois nébuleuse. L’auteure passe du coq à l’âne, évoque des anecdotes métaphoriques complexes pour appuyer ses idées. Le plus souvent, elle peine à clore ses arguments de manière structurée ; le texte ne coule pas. Comme si elle tentait de nous transmettre d’un seul coup tout ce qu’elle pense sur tout, sans ordre ni structure argumentative. Certains interprètes de ses œuvres tombent dans l’hagiographie et réfutent les failles de l’auteure ou de son œuvre, ce qui donne des airs mystiques à cette pédagogie, comme s’il était question d’un culte. D’autres la critiquent en toute ignorance de cause, sans se donner la peine d’essayer de comprendre l’auteure.
Le ton autoritaire de Montessori peut parfois sembler dogmatique ; il appelle au conformisme et rejette tout dialogue. Une analyse superficielle de sa méthode peut nous rendre perplexes quant aux marges de spontanéité et de manœuvre accordées à ses éducateurs, par comparaison avec celle dont disposent ses élèves. Souvent, son style reçoit des critiques qui visent jusqu’à sa propre personne, ce qui élude toute analyse honnête et rigoureuse sur le mérite intrinsèque de sa proposition. Il faut comprendre que le rôle de l’orthodoxie et de la discipline, dans la théorie Montessori, n’a rien à voir avec l’immobilisme ou la foi aveugle en une théorie monolithique. Ce qui pourrait être interprété comme de la rigidité est en fait un préalable au mouvement accompli dans une finalité concrète, à la créativité et à la spontanéité organisées dans un but précis, donnant ainsi un sens à l’apprentissage. Dans un contexte éducatif qui promeut la créativité, l’imagination et l’apprentissage éloignés des contenus et de l’effort nécessaires pour les acquérir, Montessori est aujourd’hui plus actuelle que jamais.
Souvent, sans en être conscients, ses disciples les plus fidèles peuvent devenir les pires ennemis de sa méthode. Cela se produit lorsqu’ils parcourent ses textes de manière partielle et qu’ils ne la comprennent pas globalement. Ainsi, dans la préface de la première édition américaine du premier livre de Montessori, Henry Holmes décrit ce qu’il considère être une réussite de la méthode : « L’élève Montessori fait tout ce qu’il veut, en ne faisant de mal à personne ». Nous savons que cette description est erronée, parce que le matériel Montessori compte parmi les plus rigoureux et les plus structurés qui soient. Il n’y a qu’une seule façon de l’utiliser et le système de contrôle des erreurs conçu pour ce matériel ne permet pas à l’enfant d’agir à sa guise. Par ailleurs, les défenseurs de sa méthode peuvent également la « dévirtualiser » en proposant, de bonne foi, de la fusionner avec d’autres méthodes. De son vivant, Montessori a condamné ces pratiques répandues chez les pédagogues de l’éducation nouvelle. La tentative de combiner deux méthodes dont les prémisses sont fondamentalement incompatibles met en évidence l’incapacité à comprendre les motivations et les hypothèses caractéristiques de ces méthodes. L’inquiétude liée à l’éclectisme éducatif ne saurait être plus actuelle aujourd’hui, compte tenu de la tendance frivole à cumuler les innovations éducatives sans avoir, au préalable, fait l’effort de comprendre le fondement de chacune des propositions et les contradictions qu’il peut y avoir entre elles.
Peut-être ces explications nous éclairent-elles sur le fait que dans le milieu de l’éducation, nombreux sont ceux qui se déclarent spécialistes de la pédagogie montessorienne sans connaître ses ouvrages à fond. Voilà sans doute la raison pour laquelle nous rencontrons, dans de nombreuses écoles autoproclamées Montessori, des méthodologies ou des approches (par exemple une obsession pour l’enrichissement et pour la stimulation hâtive, l’utilisation de technologie pendant la petite enfance, le laisser-faire en matière d’éducation, l’exclusion de la dimension spirituelle, etc.) qui ne correspondent pas à sa philosophie (la discipline interne, le processus de normalisation, la dimension spirituelle, le juste milieu quant à la quantité de stimuli selon la période sensible, l’esprit absorbant, etc.).
Au-delà du langage technique, Montessori est une femme à l’humour fin; elle emploie souvent un ton ironique que seuls ceux qui connaissent ce trait de sa personnalité et qui comprennent le sens profond de sa méthode peuvent saisir. Ainsi, là où ceux qui ne captent pas son ton cynique voient l’appui de l’auteure, elle émet en fait une critique sans pitié quant à la suppression de matières scolaires dans le but de soulager les élèves de la fatigue. Montessori s’oppose à l’idée de diminuer la fatigue en abaissant les exigences académiques et favorise un programme scolaire exigeant. Pour elle, la fatigue diminue une fois que l’enfant arrive à se concentrer et qu’il accomplit des activités sensorielles et mentales dans un but précis, non pas quand l’apprentissage est vidé de ses contenus. Elle déplore d’ailleurs le virage qu’a pris le mouvement de l’éducation nouvelle du XXe siècle, dont elle se considère une précurseure ignorée, et ne l’associe à rien de moins qu’une « révolution qui aspire au désordre et à l’ignorance ». Ce n’est pas par hasard que Montessori se situe désormais au premier plan de l’actualité pédagogique.
Pour comprendre l’éducation Montessori, il est essentiel de comprendre le fondement de ses principes, notamment la relation entre ceux-ci et le matériel. Par exemple, il faut comprendre la raison pour laquelle elle soutient que la discipline est un prérequis à la liberté, et pourquoi elle accorde autant d’importance au travail individuel et à la responsabilité personnelle. Il est primordial de comprendre le fondement des critiques issues du secteur de l’école progressiste et de l’éducation nouvelle, qui ont qualifié sa méthode de mécanique, formelle, restrictive, dépourvue de jeu créatif et de coopération. De même, il est essentiel de comprendre sa réponse aux critiques provenant du secteur antimoderniste présent au sein du clergé au début du XXe siècle. Il est nécessaire de comprendre la raison qui la pousse à rejeter l’imagination productive si caractéristique du romantisme. Il est important de comprendre la raison pour laquelle elle croit que les jeux symboliques portent la confusion mentale à son comble chez l’enfant ; pour elle, le besoin d’avoir des expériences basées sur l’imaginaire plutôt que sur la réalité est une conséquence de la pauvreté sensorielle. Dans ses écoles, les enfants ne font pas semblant de mettre la table avec des coupes en plastique, ils le font avec des coupes de verre ; ils ne font pas semblant de se laver les mains, ils le font réellement et prennent plaisir à le faire. Tous les « exercices de vie pratique » qu’effectuent ses élèves sont basés sur la réalité et non sur le jeu symbolique.
Cependant, il n’est pas suffisant de comprendre la théorie. Montessori insiste sur le fait qu’une part de la formation dans sa méthode consiste en l’observation, des heures durant, de l’activité spontanée des enfants dans un environnement conforme à ses besoins. La méthode se base sur l’hypothèse que les enfants en bas âge aiment ou veulent travailler et qu’ils prennent plaisir à le faire, sans besoin de punitions ou de récompenses externes. Ces idées sont confrontées au préjugé de ceux qui croient que l’enfant est essentiellement paresseux et incapable de trouver des défis adaptés à ses capacités. En raison d’une vision pessimiste de la nature de l’enfant, certaines personnes croient que cela n’est pas possible.
Or, à cause de la dépendance des enfants aux dispositifs technologiques et de la difficulté qu’ils auront à développer un lieu de contrôle interne[1], il est possible que nous ne disposions pas d’un environnement nous permettant d’observer aisément leur tendance naturelle à trouver des défis adaptés à leur capacité. Lorsque ses sens sont excités, stimulés au-delà du seuil de la sensibilité, l’enfant cesse de ressentir, et prête alors difficilement une attention soutenue aux stimuli externes. La méthode risque donc de se transformer en une utopie, non pas parce que la méthode est inadéquate, mais plutôt parce que l’environnement dans lequel se trouve l’enfant d’aujourd’hui rend impossible sa « normalisation ». Le terme « normalisation », tiré de la pédagogie montessorienne, peut aujourd’hui nous sembler anachronique; sans explication convenable, il est impossible de prétendre comprendre quoi que ce soit par rapport à la plupart des concepts montessoriens. Montessori explique que les enfants défavorisés de ses classes s’intéressaient au matériel avant les enfants des classes plus aisées, car ceux-ci étaient saturés d’objets et de jouets qui excitaient de manière passive leurs sens. La normalisation passait donc par l’ordre qu’impose le matériel et par la réduction de la quantité des stimuli. De nos jours, même les enfants défavorisés n’ont pas ce privilège, nous le leur avons retiré lorsque la rhétorique éducative dominante a soutenu que la réforme de l’éducation dût nécessairement passer par la réduction du fossé numérique dès leur bas-âge.
Certes, Montessori répète souvent que l’enfant apprend « avec moins d’effort », mais le fait de s’ajuster à la réalité requiert toujours de l’effort. Quand l’enfant est absorbé ou complètement concentré sur son travail, il n’est pas conscient de l’effort qu’il fournit, et cet effort se voit récompensé par la satisfaction liée au plaisir d’apprendre. L’effort est donc plaisant, d’une certaine manière. Pour Montessori, l’activité spontanée et la concentration sont le secret pour résister à la fatigue, et la discipline interne est une condition préalable à l’exercice de la liberté qui permet à l’enfant de prendre goût à cette irrésistible envie d’apprendre.
En définitive, quiconque se considère spécialiste de la pédagogie montessorienne aurait intérêt à revenir aux textes originaux de son auteure. Nous pouvons être totalement ou partiellement en accord avec sa proposition, mais si nous prétendons parler en son nom ou en celui de sa méthode, il vaut mieux le faire de manière responsable. Car non, on ne peut apprendre sur Montessori en « jouant » à l’expert en la matière.
Article tiré du blog de son auteure : www.catherinelecuyer-fr.com
[1] La croyance que la performance n’est déterminée que par des facteurs extérieurs hors de son influence