Pédagogie Montessori. Penser différemment, ça s’apprend
Anna Lietti
LE TEMPS - Publié lundi 4 mai 2015 à 21:22, modifié mercredi 9 août 2017 à 17:56.
Au hit-parade des champions de l’innovation, les ex-élèves de Montessori cartonnent. Illusion d’optique? Effet de mode? Point: l’école de la non-compétition favorise bel et bien la créativité et l’autonomie
L’école officielle ne prépare pas les nouvelles générations à affronter la deuxième révolution industrielle, qui est numérique. Ses champions sont issus des pédagogies alternatives, celles qui favorisent la créativité, l’autonomie, la pensée en dehors des clous. Avec une mention spéciale pour Montessori: les créateurs de Google Larry Page et Sergueï Brin, celui d’Amazon Jeff Bezos et celui de Wikipedia Jimmy Wales, sans parler de Will Wright, créateur des Sims, sont tous issus d’écoles appliquant la méthode élaborée il y a un siècle par la pionnière italienne.
C’est ce qu’affirme, dans son livre The Second Machine Age (LT du 30.03.2015) Eryk Brynjolfsson, alimentant ainsi l’effervescence autour d’une liste d’ex-montessoriens célèbres qui circule depuis quelques années. En 2011, le Wall Street Journal s’interrogeait, mi-sérieux mi-ironique, sur l’existence d’une «mafia Montessori» parmi l’élite créative. De fait, la fameuse liste en impose. Et si elle compte aussi Anne Frank, Gabriel Garcia Marquès, Bill et Hillary Clinton ou George Clooney, elle est particulièrement riche en entrepreneurs «disruptifs», ceux qui raflent la mise en inventant du neuf en rupture. Par comparaison, le palmarès des célébrités issues des écoles Steiner, s’il comprend Thomas Südhof, Prix Nobel de médecine en 2013, et Stanislas Wawrinka, est largement dominé par des artistes (Meret Oppenheim, Dimitri, Rainer Werner Fassbinder, Sandra Bullock entre autres).
Il faudrait bien sûr un arsenal scientifique autrement imposant pour prouver statistiquement la supériorité d’une pédagogie. Et la présence massive de Montessori en Amérique du Nord et dans le monde favorise la visibilité de ses ex-élèves: 25 000 écoles dans 126 pays (dont 54 en Suisse), c’est un record inédit dans le paysage de l’enseignement privé (Steiner, cet autre «label mondial», compte un millier d’établissements, dont 31 en Suisse). Mais le fait que des spécialistes du «creative business» distinguent cette méthode en particulier constitue un indice. Eryk Brynjolfsson n’est pas le seul: les auteurs de Le gène de l’innovateur*, un ouvrage qui analyse les ingrédients de la créativité entrepreneuriale, l’ont fait avant lui.
Des enfants pauvres aux patrons multimillionnaires
Alors, Montessori championne de la réussite économique? La pédagogue romaine, qui fut d’abord médecin des enfants pauvres, cachait-elle une vocation de mère nourricière pour patrons multimillionnaires? L’hypothèse ne manque pas de piquant quand on sait que sa pédagogie s’élabore sur le refus de la compétition et des notes. Mais le paradoxe n’est qu’apparent: «Il y a peut-être une «Montessori connection», mais le fléau, c’est la «PISA connection», observe Jean-Daniel Nordmann, qui a dirigé l’école La Garanderie à Lausanne et codirigé l’OIDEL, une ONG défendant la diversité de l’enseignement: «L’école officielle est obsédée par l’idée de mesurer les performances des élèves à l’aune d’une norme unique. Ce faisant, elle perd complètement de vue l’essentiel, à savoir l’accomplissement de l’être humain. De plus, elle échoue à être utilitariste. Et les écoles qui ne visent pas prioritairement la réussite sont celles qui obtiennent, là aussi, de meilleurs résultats.»
Solange Denervaud, une doctorante en neuroscience à l’Université de Genève qui traque les traces de la créativité dans le cerveau, lui fait écho: «La grande erreur consiste à penser qu’en favorisant la créativité, on forme des artistes bons pour le chômage. Mais pour être un bon mathématicien ou un bon entrepreneur, une pensée libre et créative est tout aussi essentielle!» L’école officielle «a un urgent besoin de s’ouvrir à d’autres perspectives», juge cette ex-élève du système vaudois qui a enseigné dans une école Montessori avant de devenir chercheuse par «fascination» pour ce qu’elle y a vu: «Plus la recherche scientifique avance, plus elle prouve le bien-fondé des intuitions de Maria Montessori.» Le fait que cette pédagogie favorise particulièrement la créativité, la flexibilité mentale, la concentration est prouvé par plusieurs études comparatives, note encore la doctorante. La comparaison y est menée tantôt avec l’école publique seule, tantôt avec cette dernière et d’autres pédagogies alternatives: Steiner, Freinet et Vygotsky.
«Ne pas à suivre des consignes»
«J’ai appris à poser des questions, pas à suivre des consignes», dit Larry Page, l’inventeur de Google, qui ne manque pas une occasion de rendre hommage à l’école de son enfance. D’accord: mais encourager une pensée libre et critique, n’est-ce pas le but affiché de toutes les pédagogies actives? Et l’école officielle elle-même n’a-t-elle pas que le mot «autonomie» à la bouche? «C’est vrai, concède Jean-Daniel Nordmann, mais il ne suffit pas de répéter ce mot comme un mantra. Lorsque l’école officielle fait de la «pédagogie différenciée», elle détecte les différences pour mieux les normaliser, au lieu de favoriser la singularité de chacun. L’autonomie n’est pas un dogme, c’est un objectif, et toute la question est de savoir comment donner à l’enfant les outils pour l’acquérir.» Il semble bien que Montessori offre, à cet égard, des approches pédagogiques particulièrement abouties.
L’immense majorité des génies disruptifs n’en sont pas moins issus des rangs de cette école publique qui fait tout faux. Parce qu’au bout du compte, tout le monde en convient, c’est le prof qui fait la différence. Et heureusement, le monde est plein de ces précieux enseignants qui ont «le sens de la personne» (Jean-Daniel Nordmann). «Il y a beaucoup de gens créatifs et ils sont issus de toutes sortes d’écoles»: au quartier général Montessori d’Amsterdam, Joke Verheul invite à ne pas attacher trop d’importance à la fameuse liste. De passage récemment à Neuchâtel (L’Hebdo no 6, 2015), Lynn Lawrence, directrice de l’association faîtière, disait sa méfiance face à un engouement mondial naissant: «Appliquée mécaniquement comme une méthode miracle, Montessori n’est plus Montessori.»
* «Le gène de l’innovateur: cinq compétences qui font la différence» Clayton Christensen, Jeff Dyer, Hal Gergersen. Pearson, 2013.